Août 2033
Rencontre nocturne
Avant de s’engager dans les collines bleues, Tomás Gomez s’arrêta pour se ravitailler1 en essence à la station isolée.
« Vous ne vous sentez pas un peu seul dans le coin, papy2 ? »
Le vieil homme donna un coup de chiffon au pare-brise de la camionnette.
« Pas d’trop.
-Comment vous trouvez Mars, papy ?
-Très bien. Toujours du neuf. Quand je suis venu ici l’année dernière, j’étais décidé à ne rien attendre, ne rien demander, ne m’étonner de rien. Il faut qu’on oublie la Terre et comment c’était là-bas. Il faut regarder ce qu’on a ici, et à quel point c’est différent. Je m’amuse comme un petit fou rien qu’avec la météo. Une météo vraiment martienne. Une chaleur de tous les diables le jour, un froid de tous les diables la nuit. Je me régale avec les fleurs, différentes, et avec la pluie, différente elle aussi. Je suis venu sur Mars pour y prendre ma retraite, et pour ça, ma retraite, je voulais du changement. Les vieux ont besoin de changement. Les jeunes n’ont pas envie de leur causer, les autres vieux les ennuient à mort. Alors je me suis dit que le mieux pour moi, c’était un endroit tellement différent qu’il n’y aurait qu’à ouvrir les yeux pour avoir de la distraction. (…)
-Vous avez bien raison, papy, » dit Tomás, ses mains basanées3 négligemment posées sur le volant. Il se sentait bien. Il venait de travailler dix jours d’affilée à l’une des nouvelles colonies et saisissait à présent l’occasion de deux jours de congé pour se rendre à une petite fête.
« Plus rien ne me surprend, dit le vieil homme. Je me contente de regarder. De ressentir. Si on n’est pas capable d’accepter Mars comme elle est, autant retourner sur la Terre. Tout est fou ici, le sol, l’air, les canaux, les indigènes4 (j’en ai encore jamais vu, mais il paraît qu’il y en a dans les environs), les horloges. Même celle que j’ai se comporte bizarrement. Même le temps est fou ici. »
Ray Bradbury, Chroniques martiennes, 1958.
1. Se ravitailler : pourvoir la camionnette en essence.
2. Papy : grand-père. Le vieil homme n’est pas le grand-père de Tomás, mais celui-ci l’appelle ainsi à cause de son âge.
3. Basané : brun ou bronzé par le soleil.
4. Indigène : né dans le pays qu’il habite. Il s’agit ici des habitants de Mars.